Pour ne plus se laisser embrouiller par les mots qui masquent les réalités.
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Qu’est-ce que la novlangue au travail ?
Le mot « novlangue » vient du roman 1984 de George Orwell. Il désigne un langage officiel qui transforme la réalité : les mots positifs remplacent les termes clairs et concrets.
Aujourd’hui, dans les entreprises, cette logique est bien réelle. On ne parle plus de « licenciement » mais de « plan de réorganisation », plus de « baisse de salaires » mais de « réajustement de la grille », plus de « surcharge de travail » mais d’« agilité ».
Ces mots ne sont pas neutres : ils influencent ce que nous pensons, ressentons et acceptons (voir Entman, 1993 ; Chong & Druckman, 2007).[6][7]
Exemple concret :
Une direction annonce : « Dans le cadre de notre démarche d’optimisation, nous visons une meilleure efficience des équipes. »
Traduction : on va supprimer des postes et demander plus de travail à ceux qui restent.
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Ce que disent les recherches scientifiques
Les effets de la novlangue sur la perception et la réaction des salarié·es sont bien documentés par les sciences cognitives et sociales :
- Effet de cadrage (framing) : changer la manière de formuler une décision change la manière dont elle est perçue.
→ Étude fondatrice : Tversky & Kahneman (1981).[1]
- Euphémismes et morale : employer un mot doux pour un acte dur réduit la perception de gravité et donc la contestation.
→ Études récentes en psychologie morale et linguistique (Stanley 2025 ; Farrow 2021).[3][4]
- Métaphores et décisions : qualifier une situation par une métaphore (« virus », « moteur », « levier ») oriente les solutions imaginées.
→ Thibodeau & Boroditsky (2011).[2]
- Désengagement moral : le langage adoucit la responsabilité. Dire « ajustement des effectifs » permet de se sentir moins coupable qu’en disant « licenciement ».
→ Bandura (1999).[5]
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Pourquoi la novlangue est un problème pour les salarié·es
- Elle empêche de comprendre clairement les décisions.
- Elle isole : car peut laisser penser que la situation est individuelle, alors qu’elle est collective.
- Elle démobilise : si tout est « positif » et « modernisé », pourquoi protester ?
- Elle dépolitise : les décisions économiques sont présentées comme techniques, inévitables, sans alternative (Bloomberg, 2024).[8]
La novlangue n’est donc pas seulement du jargon : c’est un outil de pouvoir.
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Exemples de mots utilisés et leur traduction concrète
Mot utilisé par la direction | Ce que cela signifie vraiment |
Réorganisation | Plan de licenciement ou réduction d’équipe |
Optimisation | Moins de moyens, plus de pression |
Flex-office | Suppression de bureaux attitrés |
Agilité | Travail sans stabilité ni visibilité |
Réalignement stratégique | Suppression ou transfert d’activités |
Mobilité interne | Mutation imposée |
Effort collectif | Baisse de primes ou gel des salaires |
Synergies | Fusion d’équipes et suppressions de doublons |
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Les droits des salarié·es face à la communication d’entreprise
- Tout salarié a un droit d’expression collective sur le contenu, les conditions et l’organisation de son travail (article L2281-1 du Code du travail).[9]
- Les représentants du personnel (CSE, syndicats) peuvent demander des informations claires et chiffrées en cas de réorganisation, de plan social ou de restructuration.
- Les directions sont tenues de fournir des documents précis, et non des formulations floues ou trompeuses.
Ne pas hésiter à interpeller vos représentants FO pour demander la traduction claire des communications de la direction.
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Détecter les signaux de novlangue
Voici une checklist pratique et des exemples concrets pour reconnaître la novlangue dans les mails, notes internes, réunions ou annonces.
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Mots vagues qui ne disent rien
Expressions fréquentes : « dynamique », « optimisation », « performance », « transformation », « modernisation ». Ces formulations donnent une impression positive sans fournir d'éléments vérifiables.
Pourquoi c’est un signal : un message utile doit préciser qui, combien, quand et comment. Si ces éléments manquent, le terme est souvent un euphémisme.
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Phrases sans sujet (qui effacent la responsabilité)
Formulations type : « il a été décidé », « des décisions ont été prises ». Quand personne n’est nommé, la responsabilité disparaît et il est plus difficile d’obtenir des comptes.
Astuce : demander explicitement « Qui a décidé ? » et « Qui présente ce plan ? »
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Mots qui inversent la réalité (antiphrases)
La novlangue aime transformer une contrainte en opportunité :
- « Simplification » → parfois suppression d’équipes
- « Agilité » → changements permanents, précarité
- « Accompagnement » → décisions déjà prises, obligations pour les salarié·es
- « Réorganisation » → souvent plan de réduction d’effectifs ou transfert d’activité
Règle simple : si le terme sonne « trop positif », demande la traduction concrète.
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Anglicismes et jargon techniques
Exemples : upskilling, onboarding, roadmap, lean, cost-cutting. Ces mots donnent une allure moderne mais peuvent masquer des réalités simples (formation, intégration, plan d’économies, coupes budgétaires).
Test rapide : peux-tu expliquer ce que le mot signifie en deux phrases simples pour ton collègue ? Si non, il faut demander clarification.
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Absence de chiffres
Les annonces de novlangue multiplient les « gains d’efficience » ou les « leviers de performance » sans chiffres : pas de nombre de postes, pas d’économies chiffrées, pas de calendrier.
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Le ton paternaliste ou faussement bienveillant
Formulations : « Nous comprenons que cela puisse être déstabilisant, mais c’est une opportunité ». Ce ton transforme une contrainte imposée en « choix partagé ». Attention : cela peut masquer des décisions déjà actées.
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Les signaux combinés à surveiller
Un seul indice n’est pas toujours suffisant. La novlangue est souvent efficace parce qu’elle combine :
- mots vagues +
- absence de chiffres +
- phrases sans sujet +
- anglicismes/jargon
- ton paternaliste
- termes positifs.
Quand des éléments de langage apparaissent ensemble, il faut considérer le message comme suspect et exiger des précisions.
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Que faire concrètement sur le moment ?
- Poser les 4 questions : Qui ? Quand ? Combien ? Comment ?
- Reformuler à voix haute : transformer le message en phrases simples.
- Noter et partager : conserver le mail/compte rendu et partager l'exemple avec ses collègues pour vérifier s’il s’agit d’un cas isolé ou d’une logique répétée.
- Exiger la transparence écrite : demander des documents chiffrés.
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Pour aller plus loin : comprendre le pouvoir des mots
La novlangue s’appuie sur des mécanismes psychologiques puissants, mais elle peut être désamorcée dès qu’elle est identifiée et nommée.
Les recherches en sciences sociales le montrent : plus les salarié·es nomment clairement les choses, plus ils reprennent du pouvoir sur le réel.
Rappel : nommer, c’est agir.
Dire « surcharge » plutôt que « challenge », « licenciement » plutôt que « mobilité », c’est refuser l’effacement de la réalité.
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